
Ce dossier n’a pas été simple à réaliser. Il aura fallu plusieurs mois d’enquête et de rencontres pour entrer dans un milieu où les portes restent souvent closes. Les obstacles étaient nombreux : certains refusaient de répondre, d’autres nous accusaient de nous faire passer pour des policiers. « Vous dites que vous êtes journalistes, mais peut-être que vous êtes des flics », nous ont confié certains. D’autres encore opposaient un refus catégorique : « On ne vous parlera pas. » Pourtant, avec la promesse de ne jamais révéler leur identité, quelques-uns ont accepté de livrer leur témoignage, sous couvert d’anonymat.
L’immersion fut la clé. En passant du temps avec ces femmes et hommes, sans micro ni caméra, nous avons pu gagner leur confiance et obtenir des informations précieuses. En France, on estime qu’entre 30 000 et 44 000 femmes se prostituent. Si l’activité en elle-même n’est pas illégale, le proxénétisme et l’achat de services sexuels, eux, sont réprimés. La loi de 2016 a renforcé cette réglementation en pénalisant les clients et en accompagnant les personnes prostituées dans un processus de sortie.
Internet : le nouveau lieu de la prostitution
Peut-être avez-vous l’impression que la prostitution a disparu, ou qu’elle est moins visible qu’auparavant. La réalité est tout autre : elle n’a jamais été aussi florissante. La majorité des échanges se font désormais sur Internet, où les réseaux d’escortes et les prostituées indépendantes se multiplient. Nous avons rencontré plusieurs étudiantes stéphanoises, âgées de 22 à 25 ans, qui se prostituent en parallèle de leurs études. C’est le cas de “Lola” (nom d’emprunt), 22 ans, étudiante à la faculté de Tréfilerie. Son appartement, modeste mais soigné, reflète encore une certaine jeunesse avec ses peluches et ses lumières roses.
Lola justifie son choix par des raisons financières : « Si je fais ça, c’est pour payer mes études. Je n’ai jamais pu trouver de job “normal” à Saint-Étienne. » À 200 euros par prestation et deux clients par jour, elle admet gagner près de 8 000 euros par mois. Elle insiste sur le fait qu’elle choisit ses clients : « Si je ne le sens pas, je ne fais pas rentrer la personne chez moi. »
Pour d’autres, comme Jenny, 26 ans, la prostitution est un choix plus assumé. Après avoir travaillé comme vendeuse pour un salaire de 1 500 euros, elle décide de devenir escort après avoir discuté avec une amie. Aujourd’hui, elle facture 300 euros par rencontre et gagne jusqu’à 18 000 euros par mois. « Je ne suis pas dégoûtée par ce métier. Je travaille quand je veux et je choisis mes clients », affirme-t-elle.
Le business des “escorts” en ligne
Des plateformes comme Sexe Model permettent de voir comment la prostitution s’organise aujourd’hui. Ce site présente des profils de jeunes femmes avec photos, vidéos et tarifs codés en “roses” pour contourner la loi. Les prestations varient de 100 euros pour 30 minutes à 1 800 euros pour une nuit entière. Les femmes affiliées à des réseaux apparaissent sans filtre, tandis que les indépendantes masquent leur visage et évitent de publier des vidéos. Sur ces sites, il est rare de voir le mot « prostitution » : on parle d’« escort girls », terme qui se traduit par « accompagnatrices » en français, un euphémisme bien rodé.
Les associations de protection des jeunes estiment qu’entre 15 000 et 20 000 mineurs sont aujourd’hui prostitués en France, un chiffre alarmant en hausse de 70 % en cinq ans. Les réseaux sociaux sont devenus l’une des principales portes d’entrée dans cet univers.
C’est ainsi qu’Alice, mineure au moment des faits, a été recrutée en 2018, alors qu’elle vivait une rupture familiale et scolaire. Elle raconte : « J’ai été contactée sur les réseaux sociaux par des hommes qui m’ont promis un logement et de simples tâches ménagères. » Rapidement, Alice se retrouve séquestrée et prostituée dans des appartements et hôtels, subissant jusqu’à dix clients par jour. Elle finit par dénoncer ses bourreaux, mais cinq ans après les faits, elle attend toujours que justice soit faite.
Les réseaux sociaux, nouvel eldorado des proxénètes
Notre enquête a également révélé l’impact des réseaux sociaux sur le recrutement de jeunes filles. En créant un faux profil d’adolescente sur une plateforme de rencontres, nous avons reçu des dizaines de messages explicites en quelques minutes. Des hommes âgés de 18 à 60 ans proposaient des rencontres tarifées dans des hôtels, ou même des voyages à l’étranger pour rejoindre des réseaux de prostitution.
Que fait l’État pour lutter contre cette exploitation ?
Face à cette montée de la prostitution, en particulier en ligne, le gouvernement a présenté en mai 2024 une nouvelle stratégie nationale. Aurore Bergé, ministre déléguée à l’égalité entre les femmes et les hommes, a dévoilé un plan d’action visant à mieux encadrer ces nouvelles formes d’exploitation. La ministre a notamment pointé l’utilisation croissante des réseaux sociaux et des plateformes de réservation de logements comme nouveaux terrains de recrutement pour les réseaux de prostitution.
Le gouvernement prévoit 25 mesures, dont la formation systématique des forces de l’ordre pour mieux repérer et identifier les victimes, ainsi que la création d’un réseau national de lieux d’accueil pour les mineurs prostitués. Une cellule spécialisée de cyberenquête sera également chargée de détecter et démanteler les réseaux actifs en ligne.
Une campagne de sensibilisation sera lancée cet été, en marge des Jeux olympiques de Paris, où un afflux de clients est anticipé. L’État souhaite aussi repenser l’application des sanctions prévues par la loi de 2016, en ciblant plus précisément la prostitution dans les lieux privés, souvent ignorée par le cadre légal actuel.
Solliciter une relation sexuelle avec une mineure en échange d’une rémunération expose à une peine de sept ans de prison et à 100 000 euros d’amende, une mesure que le gouvernement souhaite voir plus strictement appliquée à l’avenir.