
Dans l’entreprise de cybersécurité pour laquelle je travaille, j’avais un collègue qui s’appelait Laurent Bignoux. Tout le monde se moquait tout le temps de lui. Il travaillait chez nous depuis 15 ans. Plus exactement depuis le début de la création de la boîte, ce qui lui valait les quolibets de la part des collègues à la machine à café.
« Dis-donc Laurent, c’est vrai que t’as passé ton permis sur un dinosaure ? »
« Laurent, t’as vraiment vu naître Michel Drucker et Line Renaud ou bien c’est une rumeur ? ».

Laurent ceci, Laurent cela. Lui il riait, je ne sais pas s’il faisait semblant ou bien s’il avait assez d’autodérision pour ne pas se rendre compte du malaise. En tout cas il riait. Ça lui donnait de l’importance et il devait se sentir aimé à sa façon. Au début, je n’osais pas trop m’aventurer sur ce terrain. Je venais tout juste d’arriver. Mais très vite pour m’intégrer, j’ai fini par suivre le mouvement. Les collègues m’appelaient en général vers 10h du matin :
« Guillaume, on se retrouve dans 5 minutes à la machine ».
La pause café devenait le moment de distraction de la journée. À force d’affronter des lignes de code, les malware et le client qui vous met la pression par téléphone, vous avez besoin de vous vider la tête. Avec Éric et Ludo, mes collègues les plus proches, on ne manquait pas d’imagination pour tendre des pièges redoutables à Laurent Bignoux. Le cellophane sur la cuvette des toilettes et le laxatif dans le café, c’était nous. Remplacer la signature de ses mails par « j’aime les hommes », c’était nous. Tout comme les boules puantes sous la chaise de bureau.
Il n’était pas méchant Laurent, bien au contraire. S’il avait eu un peu plus de caractère, ça aurait sûrement changé la donne. Je crois qu’on testait simplement ses limites. Il y avait toujours une chaise de libre de chaque côté de lui en réunion. Quand il nous proposait de déjeuner avec nous, on trouvait à chaque fois une excuse originale pour l’exclure. Mais Laurent ne se plaignait jamais. Toujours la même démarche altruiste. Le même costume depuis 15 ans qui sentait la naphtaline avec les pellicules amoncelées sur les épaules. La cravate assortie avec les petits canards. Le pantalon trop court. Il en devenait presque attachant. Un jour, j’ai voulu faire rire Eric et Ludo. Au séminaire de Montpellier, j’ai fait boire Laurent.

« Non, c’est bon les gars, c’est mon dernier verre, demain on se lève tôt… ».
« Allez Laurent, c’est pas tous les soirs qu’on fait des soirées entre potes. Tiens bois cul sec, c’est ma tournée ! ».
J’ai pris des photos pour immortaliser la soirée. Laurent en train de vomir dans le caniveau. Laurent en club échangiste. Laurent se faisant embarqué par la police direction la cellule de dégrisement. Je n’ai pas manqué d’envoyer tout ça à la direction par courrier anonyme. Ça a fait le tour des bureaux en même pas deux heures. La réaction des collègues n’a pas été celle que j’espérais quand une semaine plus tard Laurent n’est pas venu travailler.
« Il s’est fait licencier », m’a-t-on répondu sèchement. Du directeur jusqu’à la femme de ménage, j’ai senti qu’on prenait ses distances avec moi. Quand j’ai proposé à Éric et Ludo de déjeuner avec eux le midi, l’un m’a répondu qu’il mangeait avec un cadre et l’autre qu’il rentrait chez lui pour voir ses enfants. Lors de la réunion du codir, il y avait une chaise de libre autour de moi de chaque côté.
Hier soir, j’étais seul dans mon appartement quand le téléphone a sonné. J’ai passé une heure au téléphone avec le DRH et mon Directeur après qu’ils aient reçu une copie des mails insistants de ma part à destination de la secrétaire. J’ai eu beau me justifier de mes actes en disant que ce n’était que de la drague lourde, eux ont considéré que cela relevait du harcèlement sexuel. Je suis convoqué ce matin par ma direction à 8h. Je suis le nouveau Laurent Bignoux.
Martial Mossmann