C’est un court passage qui, pour beaucoup de Russes, résume le désarroi qu’ils ressentent depuis que leur président a décidé d’envahir l’Ukraine, leur voisine. Une interview de la politologue Ekaterina Schulmann, diffusée seulement sur Internet, par Ksenia Sobtchak. Celle-ci est journaliste, femme d’affaires, vedette de télévision, ancienne candidate à la présidentielle. Et, selon la rumeur, filleule de Vladimir Poutine, qui travailla longtemps au côté de son père, l’ancien maire de Saint-Pétersbourg Anatoli Sobtchak.
« Y a-t-il ici quelque chose de rationnel, un objectif compréhensible ? Ou bien a-t-on juste affaire à une conviction supérieure, messianique? », demande Sobtchak. Réponse d’Ekaterina Schulmann : « Comment le saurait-on ? Vous me demandez de faire une psychanalyse sur photographie… C’est moi qui devrais vous poser la question, c’est vous l’amie de la famille ! »
Partout, les mêmes interrogations. Que veut le président russe ? Comment expliquer une décision qui paraît mener la Russie à la catastrophe, quel que soit le scénario retenu ? Même ceux qui croyaient le connaître, les « amis de la famille », s’interrogent sur l’homme qui dirige la Russie depuis vingt-deux ans.
De la psychanalyse, il s’en écrit beaucoup. « Le 24 février [le jour où la guerre a été déclarée], l’armure de l’autocrate éclairé s’est fendue. Le monde a découvert un monstre, fou dans ses désirs et impitoyable dans ses décisions », écrit l’écrivain russe Vladimir Sorokine dans un texte pour le Guardian, sans la moindre touche de l’humour qui le caractérise habituellement.
Colère froide
Ces commentaires qui ont abondé ces derniers temps sur la « folie » du maître du Kremlin, sérieux ou marquant simplement l’incrédulité, font écho au jugement porté par Angela Merkel en 2014, après une longue conversation avec lui : « Il a perdu contact avec la réalité », avait conclu la chancelière allemande, alors que le président russe s’entêtait à nier toute présence russe dans le Donbass. « Il est taré », disait l’opposant Boris Nemtsov quelques mois avant d’être assassinéen février 2015.
Le Poutine de 2014 et celui de 2022 ne sont plus les mêmes. Les téléspectateurs russes l’ont constaté, en voyant leur président multiplier, en quelques semaines, les longues interventions souvent mâtinées de considérations historiques. Les sujets développés ne sont pas nouveaux, mais le ton s’est durci. A travers les formules rageuses (« la bande de toxicomanes et de néonazis au pouvoir à Kiev »), les soupirs exaspérés, les mains qui frappent la table, une colère froide transparaît.
Et puis il y a eu ce dernier discours, long de cinquante-six minutes, enregistré on ne sait quand mais diffusé à l’aube du 24 février. Seul face à son peuple, le président lui annonce la pire des nouvelles, en tout cas pour un régime qui a fait de la « stabilité » la première des promesses : une « opération militaire spéciale », euphémisme que les premiers missiles visant l’Ukraine transforment bien vite en guerre.
Joueur d’échecs ou de poker, selon les clichés, Vladimir Poutine, 69 ans, est surtout un homme prudent. Un dirigeant qui préfère laisser ses seconds en première ligne. Durant l’épidémie de Covid-19, à lui l’annonce des « jours non travaillés », aux gouverneurs et aux ministres la mise en œuvre des mesures restrictives. Au sein de l’élite, le président a l’image d’un arbitre soucieux d’équilibre.
La guerre a rebattu les cartes. S’il a pris soin d’impliquer hauts responsables et oligarques, il s’est placé en première ligne. Si on ne l’a pas encore vu en uniforme passer ses ordres aux commandants sur le terrain, selon ces mises en scène qu’affectionne le Kremlin, il est apparu, le 27 février, pour donner celui de mettre « en alerte renforcée » les forces nucléaires.
Le culte de la grandeur de l’Etat
Bien des éléments du Poutine de 2022 étaient en germe depuis longtemps. L’univers mental du président russe est celui de la violence. « La rue de Leningrad m’a appris une chose : si la bagarre est inévitable, tape le premier », disait-il en 2015 au moment de son entrée en guerre en Syrie. La guerre, justement, est indissociable de son règne, débuté avec celle, féroce, en Tchétchénie, et des attentats non élucidés en Russie.
Assez a été dit, aussi, sur sa formation au KGB, son culte du secret, sa fierté revendiquée de savoir manipuler ses interlocuteurs… La violence politique, celle qui s’exerce contre les opposants, a accompagné ses toutes premières années, quand le dirigeant russe parlait encore – en y croyant peut-être – démocratie ou entrée dans l’OTAN.
Ce substrat coïncide parfaitement avec ce qui s’est progressivement imposé, au côté de l’obsession du régime pour sa propre survie, comme une quasi-idéologie – le culte de la grandeur de l’Etat. Pour cette doctrine, la seule à même de réunifier passé impérial et soviétique, la question des citoyens et même celle des peuples est secondaire. Elle voisine avec un autre culte, celui de la guerre, en particulier la seconde guerre mondiale.
Ces dernières années, plusieurs changements se sont toutefois opérés. D’abord, l’euphorie née de l’annexion de la Crimée en 2014 a fini de se dissiper. Ensuite, Vladimir Poutine a annoncé qu’il allait se plonger dans les archives et écrire des articles historiques. Dans ce travail qu’il a réellement mené, deux thèmes se détachent : la lutte contre le « révisionnisme historique » des Occidentaux, principalement sur la seconde guerre mondiale, et l’Ukraine.
« Cette obsession fait qu’il se sent investi d’une mission historique, on est bien au-delà d’une simple politique, assure un diplomate occidental. L’échéance de 2024 est importante : avant un éventuel départ, il doit parachever son héritage. Des considérations comme le coût pour son peuple ou son pays sont totalement absentes. »
Isolement
Autre donnée, l’isolement. Dans son texte, Vladimir Sorokine le décrit comme une sorte de malédiction du pouvoir russe autocratique. « La structure du pouvoir n’a pas changé depuis cinq siècles, écrit l’auteur. La pyramide du pouvoir contamine le dirigeant, lui instille le poison du pouvoir absolu. »
De façon plus prosaïque, la politologue Tatiana Stanovaya, bonne connaisseuse du fonctionnement de l’élite, décrit un Vladimir Poutine qui a limité ses contacts aux hommes en épaulettes, issus de l’armée ou des services de sécurité : « Ce sont les mêmes qui sont chargés de l’informer. Ils ont trop peur pour le manipuler, mais confortent ses idées, lui disent ce qu’il a envie d’entendre. Chaque note est rédigée pour plaire au chef. » M. Poutine a déjà dit qu’il n’utilisait pas Internet.
Publiquement, ces hommes jouent la surenchère pour montrer leur loyauté, sur tous les thèmes : depuis la dénonciation de l’Occident décadent jusqu’à l’empoisonnement d’Alexeï Navalny en août 2020. Au sein du FSB, ce n’est pas Alexandre Bortnikov, le chef, qui aurait l’oreille de Vladimir Poutine, mais un groupe d’officiers de rang inférieur. Les civils, eux, cherchent à se montrer aussi durs que ceux des structures de force.
« Des gens qui avaient auparavant accès au Kremlin, notamment dans la frange libérale, ont été marginalisés dès 2015 », note Mme Stanovaya. « C’est une bulle informationnelle impénétrable », confirme Ekaterina Schulmann, selon laquelle la plupart des hauts responsables n’étaient pas dans la confidence des projets guerriers du « vojd », le chef.
Menaces inédites
Dès 2015, aussi, le journaliste Mikhaïl Zygar relatait dans son livre Les Hommes du Kremlin (Le Cherche Midi, 2018) la crainte de Vladimir Poutine des maladies contagieuses. Mais le Covid-19 a été un autre tournant. Ses rencontres avec la population étaient le plus souvent mises en scène, avec, au besoin, l’utilisation d’acteurs ; elles ont disparu.
Il n’est plus question de « Politburo 2.0 », selon l’expression populaire dans les années 2010 du politologue Evgueni Mintchenko. Les plus proches ont été relégués au bout de tables interminables devenues, ces derniers mois, l’image de la solitude du pouvoir. Les nouveaux kremlinologues en sont réduits à lire les expressions sur les visages des invités pour discerner d’infimes désaccords. Ainsi de la gouverneure de la banque centrale, Elvira Nabioullina, dont les habits noirs, le visage fermé et les bras croisés traduisaient la gêne, le 27 février.
« Du haut de sa mission, Poutine ne remarque probablement pas ces signes, avance Tatiana Stanovaya. Quand des ouvriers triés sur le volet crient en chœur des slogans de soutien convenus, il sourit sincèrement… »
Dans le contexte de guerre, cet isolement crée des menaces inédites. « Toutes les informations lui sont présentées sous un jour favorable, [qui le conforte], estime Mme Stanovaya. Si une foule manifeste son hostilité aux troupes russes dans une ville occupée, c’est qu’elle est payée, manipulée par l’Occident ou les nazis… Celui qui émet un doute attire le soupçon sur lui, pas sur l’information. Et, si l’armée a des difficultés, les généraux lui expliqueront probablement que c’est dû à l’intervention de l’Occident. »