
Mais ce premier épisode tourne court, le projet disparaît dans les limbes administratives. Il faut attendre quatre longues années pour que le scénario reprenne, avec un casting élargi : Cultura revient sur le devant de la scène accompagnée d’Intersport et Blackstore en février dernier.
Le trio d’enseignes lorgnait sur un espace de 7 000 mètres carrés de surface commerciale au sein du complexe de 11 000 mètres carrés. Cultura devait occuper 2 000 mètres carrés, le reste étant partagé entre ses deux acolytes et les espaces de stockage.
Mardi 11 mars, le verdict tombait : la Commission départementale d’aménagement commercial (CDAC) rejette le projet au terme d’un vote particulièrement serré. Quatre voix pour, quatre contre, et une abstention décisive qui fait pencher la balance vers le refus. Mais les porteurs du projet ne s’avouent pas vaincus et annoncent immédiatement leur intention de porter l’affaire devant la Commission nationale d’aménagement commercial (CNAC).
Decitre : le précédent qui fâche
Cette polémique n’est pas sans rappeler l’arrivée de Decitre à Centre Deux l’été dernier. Bien que cette installation n’ait pas nécessité l’aval d’une commission, elle avait déjà provoqué des remous dans le milieu des libraires indépendants. Sept d’entre eux avaient même lancé une campagne d’affichage pour défendre leurs valeurs.
Alexandra Charroin Spangenberg, présidente du Syndicat de la librairie française et co-gérante de La Librairie de Paris, témoigne de l’impact : depuis la rentrée, les libraires indépendants observent une baisse de leur chiffre d’affaires comprise entre 15 et 30 %. La proximité avec les autres commerces de Centre Deux facilite les achats groupés au détriment des librairies de centre-ville.
Un vote qui divise les élus
Le maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau, avait gardé le silence lors de l’installation de Decitre, mais a cette fois pris position contre Cultura. Sa justification ? Contrairement à Decitre, ce projet nécessitait un vote en commission, permettant aux élus de faire un choix en faveur du commerce indépendant.
Jordan Da Silva, maire de Villars, dénonce quant à lui une décision teintée de politique politicienne. Il regrette particulièrement l’attitude du président de Saint-Étienne Métropole et s’interroge sur la cohérence des votes du Département et de la Région, qui prônent pourtant le soutien au commerce de proximité.
La bataille de l’emploi
L’un des arguments phares du projet résidait dans la création d’une centaine d’emplois répartis entre les trois enseignes. Jordan Da Silva y voit une opportunité économique majeure pour son territoire. Mais Alexandra Charroin Spangenberg relativise ces promesses, particulièrement concernant Cultura : l’enseigne annonce trente postes pour 2 000 mètres carrés, sans garantie sur leur nature à temps plein.
En comparaison, La Librairie de Paris emploie 26 équivalents temps plein sur 1 000 mètres carrés. Un simple calcul proportionnel suggère qu’une surface double pourrait générer 52 emplois dans le secteur indépendant. L’exemple de la Librairie des Bauges à Albertville, qui connaît des difficultés financières depuis l’arrivée d’un Cultura nearby il y a deux ans, illustre les craintes de la profession.
Les papeteries en première ligne de mire
Daniel Damart, à la tête du Quartier Latin et de Heroes, pointe un risque particulier pour les papeteries. Si le marché du livre bénéficie d’un prix unique qui protège partiellement la concurrence, les autres produits culturels et de papeterie restent soumis à la guerre des prix. La force de frappe de Cultura pourrait créer une concurrence déloyale avec les commerces locaux comme la Papéthèque.
Le territoire dispose pourtant d’une offre culturelle déjà riche : nombreuses librairies indépendantes, deux espaces culturels Leclerc, une Fnac. Seule Villars fait exception, ne comptant aucun libraire sur sa commune.
Une friche de 15 millions d’euros
Au-delà des enjeux commerciaux, le projet représentait un investissement de 15 millions d’euros pour réhabiliter cette friche commerciale abandonnée depuis cinq ans. Aline Immo, propriétaire du bâtiment, prévoyait une renaturation complète : plantation d’arbres, isolation thermique, désimperméabilisation du parking et installation d’une pergola photovoltaïque. Pour Jordan Da Silva, refuser ce projet maintient une situation d’enlaidissement du territoire sans mobiliser le moindre fonds public.
Le rôle social des libraires indépendants
Face à ces arguments économiques, les libraires mettent en avant leur mission sociale souvent méconnue. Alexandra Charroin Spangenberg souligne leur travail avec les prisons, les écoles, leur participation au dispositif « Jeunes en librairies » et leur action auprès des publics empêchés. Ces services de proximité touchent étudiants, personnes âgées, non-francophones et personnes sans véhicule – un public que les grandes surfaces spécialisées en zone commerciale peinent à servir.
Rendez-vous en septembre
L’épilogue de cette saga se jouera d’ici septembre 2025. L’appel devant la Commission nationale devrait annuler la décision de mardi dans les prochains jours. Jordan Da Silva se montre optimiste, espérant une approche plus juridique et moins politique de cette instance nationale.
Si le projet obtient finalement le feu vert, sa concrétisation nécessitera encore deux années. De quoi laisser le temps aux librairies et papeteries du sud Loire de s’organiser pour défendre leur cause. Une chose est sûre : cette page de l’histoire commerciale stéphanoise n’est pas près d’être définitivement tournée.